“Quel est le panneau que vous préférez Monsieur ?”
C’est la question que me pose mon co-pilote.
Nous sommes en voiture pour aller en randonnée de classe dans la garrigue.
Le co-pilote a 11 ans et c’est mon élève depuis 6 mois.
J’aime bien les panneaux verts, lui dis-je.
Ils indiquent les routes nationales.
Ce sont les plus belles routes pour visiter une région, admirer les paysages, faire des pauses qui ne se ressemblent jamais.
Bref, le voyage n’est pas le même.
Moi, le panneau que je préfère, c’est le panneau : "Toutes directions"
Il est incroyable ce panneau !
Monsieur, vous vous rendez compte !
C’est toutes les directions.
Qu’est-ce que ça ferait Monsieur si on suivait toujours le panneau toutes directions ?
Je ne savais que répondre.
Devais-je parler des difficultés d'orientation et de l’absence de décision, qui font que l'on ne veut jamais se fermer des portes et que l’on finit par être au mauvais endroit ?
Ou plutôt allais-je souligner la part d’aventure, d’incertitude, d’ouverture et de prise de risque qu’il y a à suivre le panneau toutes directions ?
Je retins la seconde.
Avec notre classe, avons-nous des moments dans la semaine où nous suivons le panneau : "Toutes directions" ?
Ou bien, passons-nous des semaines entières où toutes les directions sont fléchées ?
Il s'agit de choisir un moment dans la semaine ou un projet qui répond à une autre manière de conduire la classe.
Je vous partage l’histoire d’un élève.
Pour vous montrer comment j’ai conduit cet enfant au sein de ma première classe.
La relation de confiance était à établir.
Le risque était à prendre par le pédagogue de se lancer dans un projet, dont il ne connaissait pas la fin, ni l’itinéraire.
Mais combien cela a réveillé l’énergie de la classe.
A remis un enfant exclu au cœur du groupe.
A révélé aux meilleurs élèves en mathématiques qu’ils avaient une connaissance scolaire et non consciente des mathématiques.
A donné une place à chacun.
Le cube de Menger est un fractal facile à construire !
Vous pourrez trouver les ressources utilisées dans l’histoire sur ce site, en anglais.
A nouveau, merci de votre confiance et de m’accorder votre précieux temps de lecture.
Bon mercredi et à la semaine prochaine.
Histoire de Jacques
Jacques faisait partie des élèves à besoins particuliers. C'est-à-dire qu'il avait un emploi du temps à part. Il ne pouvait pas rester plus de 1h dans la salle de classe. Il avait donc un programme dans lequel il entrait et sortait, toutes les heures, pour faire des activités à l'extérieur : bricolage, jeux, travail... Il ne parlait pas et quand il voulait s'exprimer, les mots n'étaient pas bien articulés et nous avions du mal à le comprendre. Comme les mots lui manquaient souvent, il s'exprimait par les mains. C'était un enfant qui pouvait être très violent et nous ne le laissions jamais dans la cour sans surveillance.
Les semaines passant, il fallut inventer quelque chose de plus conséquent que de simples activités manuelles qu'il faisait quand il avait fini son travail ou en dehors de classe, comme le bricolage. Il fallait un projet qui l'occupa plus longuement.
Je me lançai donc dans le projet de construction d'un cube de Menger en origami, une vieille idée que j’avais en tête. Pour cela il suffit de maitriser un pliage simple pour fabriquer des cubes qui peuvent s'emboiter les uns dans les autres. Puis il faut répéter le même schéma de construction, à des échelles différentes. Le cube de Menger est un fractal, c'est-à-dire que le même schéma de construction se répète à des échelles différentes.
Il fallait donc beaucoup de précision dans le pliage, de patience pour tout assembler, de représentation spatiale pour construire le cube. Un enfant seul ne pouvait le réaliser.
Il fallait plier en tout 2400 feuilles et assembler 400 cubes.
Le projet devait impliquer toute la classe. Nous partagions le projet, sachant qu'il y avait la possibilité de figurer sur un site qui rassemble les initiatives de construction de cube de Menger. Si nous réussissions, nous serions les 1ers en France à le faire.
Tout le monde adhéra au projet, et pour la première fois Jacques se retrouva dans le rôle du maître d'oeuvre. La classe mit au point des règles pour que le projet se réalise. Parmi les règles que les élèves s'étaient données, tirées de l'expérience, figuraient par exemple : "Bien plier et c'est plié !" car si les feuilles n'étaient pas bien pliées, les cubes étaient irréguliers et cela fragilisait la structure. Au tableau il y a avait un décompte des 20 grands cubes qu'il fallait réaliser. Les élèves s'étaient répartis les tâches en fonction de leur affinité : certains pliaient, d'autres formaient les cubes, et enfin un groupe qui assemblait les cubes entre eux.
Jacques et Isabelle posent en cours de construction.
Ce qui était étonnant, c'est que nous assistions à un renversement des valeurs. La première de classe s'appelait Mayssane. Elle excellait en tout, aussi bien en français qu'en mathématiques. Mais cette fois-ci, elle était mise en grande difficulté. Elle n'arrivait pas à franchir l'étape de former un cube, malgré les conseils et l'aide de Jacques, qui se retrouvait en position de devoir aider, expliquer, corriger, montrer l'exemple. Le renversement était total. Car les deux élèves les plus à l'aise dans l'exercice furent Hamza et Jacques, mes deux queues de classe. Le binôme était trouvé. Ils avaient le droit de passer les récréations ensemble pour avancer, de circuler dans les rangs pour aider la classe, d'expliquer notre niveau d'avancement. Pour cela il fallait des mots, il fallait s'approcher des autres, communiquer, s'expliquer et pour Jacques et la classe, c'était très nouveau !
Plus le projet avançait plus la difficulté était grandissante, tant au niveau de la représentation dans l'espace qu'au niveau de la précision. Quand je m'étais décidé à me lancer dans le projet, je n'avais aucune idée de la difficulté et je ne savais pas si l'on réussirait à aller au bout.
Jacques et Hamza se sont distingués et ont apporté les solutions là où je pensais ne plus avoir de ressources.
Quand le professeur prend des risques pour sa classe, il est étonnant de voir comment la classe répond, avec une force décuplée.
Ce n'était pas pour autant toujours facile. Un jour, Jacques devait assembler trois cubes avec Hamza. La tâche était compliquée et en tentant de le faire, ils avaient cassé l'un des grands cubes (qui comportent 20 petits cubes). Jacques se mit à casser tout ce qui était devant lui. Il défit, les 3 grands cubes, c'est-à-dire 60 petits cubes, soit 360 feuilles pliées. C'est Hamza qui intervint et qui lui dit d'arrêter et de sortir se calmer. Nous regardâmes ensemble le désastre estomaqué. A son retour, nous prîmes le temps d'en parler et de lui même il décida d'ajouter une règle à notre code : "Tout doux le loup". Il savait très bien ce qui se trouvait derrière cette formulation. Et dès que la même situation se représentait, il y avait toujours un élève pour rappeler : "Tout doux le loup" !
Hamza dans la lucarne du cube de Menger avec quelques élèves de la classe.
Le projet atteignait sa phase finale : nous étions fin juin et l'école s'arrêtait à la fin du mois. Jacques montra une détermination tellement forte pour s'assurer qu'il ne manqua rien, que tout fut assemblé. Et nous réussîmes à boucler le projet ! Pour l'occasion, la maman d'Hamza fit un grand gâteau et nous fêtions cela toute la classe ensemble.
Ce qui avait changé dans la classe, ce n'est pas tant que je me retrouvais, au début de l'été, avec 2 400 feuilles pliées qui encombraient ma classe, mais plutôt que Jacques avait pris sa place dans le groupe, qu'il était sorti de lui, de son mutisme, de son rôle à part. Il avait perçu la valeur qu'il apportait au groupe, et même à la meilleure élève de l'école.
Le projet Megamenger
est achevé. Il est en ligne et à Marseille. Nous sommes les premiers en France à l’avoir fait !
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Quelle belle histoire! Merci pout cette idée de projet exigeant et motivant qui a su embarquer Jacques