Il y a deux semaines, je vous laissais avec cette question
Les images auront-elles raison de nous ?
C’est-à-dire, finiront-elles par nous dominer ?
Par contrôler notre pensée ?
Ou tout simplement par l’empêcher de naître ?
En jouant sur nos émotions et nos pulsions.
Ou en nous empêchant d’imaginer et de créer nos propres images mentales.
Or, il y a environ 100 ans, il se passa quelque chose d’improbable.
C’était en URSS, en 1934.
Un certain Lev Vigotsky se pencha sur le lien entre la pensée et le langage.
Il écrivit 500 pages.
Mais avant relecture de son travail, il mourut prématurément, âgé de 37 ans.
Et ses travaux furent gelés dans le froid sibérien pendant des dizaines d’années.
Mais les montagnards savent que les glaciers qui enfouissent les alpinistes finissent toujours par les rendre, bien des années plus tard.
Et c’est en France que ses dépouilles réapparurent.
C’était en 1984.
Et son texte eut l’effet d’une bombe en psychologie cognitive.
Avant on croyait que
«Ce que l'on conçoit bien s'énonce clairement,
Et les mots pour le dire arrivent aisément» Nicolas Boileau.
En d’autres termes, une conception claire permet une bonne élocution.
La pensée précède le langage.
Vigotsky renverse ce schéma en écrivant (Pensée et Langage, 1933):
«La pensée n’est pas seulement exprimée par les mots : elle vient à l’existence à travers les mots.»
« Le langage ne sert pas d’expression à une pensée toute prête. En se transformant en langage, la pensée se réorganise et se modifie. Elle ne s’exprime pas mais se réalise dans le mot »
Bien avant les neurosciences, il avait étudié de très près le rôle du langage et notamment celui du langage intérieur, dans la construction du savoir.
En somme
La pensée se réalise dans le mot.
Je ne perçois vraiment que ce que j’ai conçu verbalement.
Ma perception est donc subjective et dépend de ce que je sais déjà dire.
C’est pourquoi il est urgent de développer une pédagogie de la parole.
Qui explicite les raisonnements.
Qui débusque l’implicite.
Qui permette en classe des échanges au service de la construction du savoir.
Qui libère la personne en la rendant auteur.
Qui la fasse accéder à une plus grande conscience.
La semaine dernière je soutenais à Paris un projet de recherche.
En réponse à cette question : Les images auront-elles raison de nous ?
Je vous livre ici le fruit de mes pensées pour que le langage éveille les intelligences et les consciences.
Et pour ceux qui n’auraient pas le temps de lire le projet en entier, en voici la synthèse.
En résumé, voici mon constat
En pédagogie, deux conceptions s’opposent : l’une visuelle, spatiale et rapide, perçoit la parole comme du bruit et un ralentissement gênant. On demande aux enfants de travailler dès le CP en silence, rapidement. On leur demande d’entourer la bonne réponse, on généralise le QCM…
L’autre verbale, a besoin du temps, d’échanges, de reformulation pour intégrer en conscience le contenu. C’est lire à voix haute, c’est expliciter un raisonnement, c’est faire reformuler un texte…
Les progrès technologiques font que le visuel est davantage sollicité.
En contrepartie, nous assistons à une dégradation du niveau de langage.
Et donc je me pose la question
Quelles conséquences cela a-t-il sur l’éveil de l’intelligence et de la conscience chez les enfants ?
Mon hypothèse
C’est d’établir la primauté de la parole, par rapport à la vue, pour l’apprentissage de l’abstraction et l’éveil de la conscience.
Sans un langage bien fondé, on saurait parler, mais sans éveiller l’activité propre à l’homme qu’est la conscience réfléchie.
Comment faire pour que cette parole ne soit pas du bruit, ni un outil de manipulation ?
Quelles sont les conditions d’apprentissage pour que ce langage développe la mémoire, l’attention, la lecture réfléchie, l’écriture personnelle et participe à l’éducation de l’homme conscient ?
La société sollicitant davantage le visuel, ne faudrait-il pas que l’école compense ou accompagne ce phénomène par davantage de parole ?
Et voici les chercheurs qui m’ont guidés.
Sur le raisonnement :
« Comment construire une pensée hypothético-déductive sans maîtrise du conditionnel ? Comment envisager l’avenir sans conjugaison au futur ? » Christophe Clavé, directeur en stratégie d’entreprise.
« Désormais, le juste, le vrai ne se démontrent plus, ils se montrent : une photo, une vidéo exhibées suffisent à asseoir l’affirmation péremptoire d’une vérité universelle »
« Le langage seul est capable d’imposer l’analyse et le questionnement » Alain Bentolila, linguiste
Sur la vitesse de l’image et la lenteur du langage
« Les Grecs étaient fascinés par le beau, les Egyptiens par le durable et notre époque par la vitesse » Hélène Lubianska de Lenval, qui introduisit Montessori en France.
« Si les mots doivent servir de corps à la pensée il faut accepter la durée de la gestation : ne jamais houspiller l’enfant pour qu’il réponde vite, mais lui donner l’habitude de bien réfléchir avant de parler » Hélène Lubianska de Lenval
Merci pour votre lecture !
Et surtout, n’hésitez pas à rebondir :)
Bonne fête de l’Ascension et bon pont pour ceux qui le font !
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merci Valentin. Le piège du prof , en tout cas le mien ! c'est d'être pressé par le timing et ce 'on a prévu de faire ce jour-là'. C'est donc souvent plus facile d'aider rapidement l'élève à formuler en lui demandant s'il est d'accord ; plutôt que d'attendre patiemment que son langage se fraye un chemin dans le problème !