“J’aime le cheval difficile”
Me dit mon hôte italien, qui nous hébergeait lors d'une marche dans le Piémont.
“Car le cheval difficile...” il fit une pause et nous fixa de son regard bleu clair.
“…Trrrrès intelligent.”
Au départ, je refuse cette affirmation.
Elle me fait peur.
Je pense à mes élèves difficiles.
Ils me donnent la boule au ventre.
Ils révèlent mes difficultés,
M’empêchent de faire classe
Et de dérouler ce que j’ai en tête.
Mais en relisant mes années d’enseignement.
Les élèves qui m’ont le plus fait réfléchir,
Qui m’ont forcé à me remettre en question,
A avancer, à innover, à changer, à creuser,
Ce sont les “chevaux difficiles” qu’affectionnaient mon hôte piémontais.
Lorsque l’on enseigne auprès d’enfants en grande difficulté.
Qui ont du mal à apprendre.
A se concentrer.
A se comporter comme élève.
A parler calmement aux autres.
Chaque professeur qui débute passe par un point de bascule.
Quand on n’arrive plus à enseigner.
Quand on se sent remis en question dans son autorité, voire dans sa personnalité.
Ou tout simplement humilié.
Cela peut être assez violent.
Provoquer des pleurs,
Un moment de profonde tristesse,
Où l'on se sent remis en question personnellement.
Ce moment-là, où des enfants nous poussent aux larmes
Je l’ai connu.
Et je le revois auprès de jeunes professeurs chaque année.
Et je trouve cela beau, si le professeur est accompagné pour se relever.
Car quelque chose de grand se joue à ce moment-là.
“Ce sont les larmes qui me permettent de voir”
dit le poète et écrivain contemporain italien, Erri de Luca, dans Montedidio.
C’est seulement au travers d’yeux mouillés que je peux voir la réalité autrement.
Les enfants demandent au professeur de faire tomber le masque.
Il est appelé à faire un travail sur lui même.
A accepter de faire des erreurs, à ne pas être parfait, à demander pardon.
C’est l’occasion d’une prise de conscience qui peut provoquer un changement.
C’est le moment où le professeur est invité à renaître.
En quittant la posture de prof qu’il a souvent héritée
De son système scolaire,
D’anciens professeurs,
De ses parents,
De la société.
Et qui ne lui va pas tout à fait.
Pour entamer un nouveau chemin.
Apprendre à être lui même et à s’unifier.
“Tous les yeux ont besoin de larmes pour y voir, sinon ils deviennent comme ceux des poissons qui ne voient rien hors de l’eau et se dessèchent, aveugles.” Erri de Luca
S’approcher, se mettre au niveau de l’élève, communier à ses difficultés.
Il s’agit de plonger dans leur réalité.
De voir sous l’eau, en profondeur.
Le poisson, quand il se retrouve à la surface de l’eau a son oeil qui se dessèche et se ternit.
Il ne peut plus voir les merveilles du monde.
Nous, nous pourrons les voir, si nous gardons notre oeil humide.
Si nous acceptons de pleurer et de plonger dans les difficultés de nos élèves.
De se laisser toucher par elles.
Car ce sont elles qui nous feront avancer.
Ce sont elles qui m’ont fait avancer.
Je leur dois énormément.
Alors cette semaine
Observons-les.
Choisissons-les.
Aimons-les.
C’est eux qui ont le plus besoin de nous.
C’est eux qui nous apportent le plus.
“Les pauvres ont une gratitude qu’aucun roi n’a jamais entendue”
Nous dit Erri de Luca.
Décidons dès qu’ils franchissent le pas de la porte le matin, de les regarder et de les aimer.
Et soyons conscients que chaque difficulté qui survient n’est pas dirigée contre nous personnellement.
Mais qu’elles proviennent des difficultés de leur vie.
Que je dois découvrir, comprendre, guider et dépasser.
Pour mieux les aider à sortir des situations où ils se bloquent.
Concrètement, en classe
Méfions-nous de l’effet sorcière : c’est quand j’ai l’impression d’avoir crié toute la journée et que tout le monde a passé une journée horrible. Or les enfants peuvent avoir un vécu totalement différent. Ne plaquons pas notre ressenti d’adulte sur le vécu des enfants.
Ne grossissons pas le problème : face à une difficulté, ne pas l’augmenter. Les enfants oublient plus vite que nous et ne sont pas rancunier. Traitons le sujet sans s’en faire une montagne.
Ne prenons rien personnellement : plutôt relire ce qui s’est passé et comprendre comment des décisions, des consignes, le cadre a pu influencer des comportements qui ensuite ont eu des répercussions.
Relisons quand le calme et la confiance sont de retour. Nous avons tendance à relire tout de suite. Traitons les problèmes rapidement, mais relisons avec notre classe quand nous avons restauré un climat de confiance.
Alors, bon mercredi !